Le cheval bien dressé

Le cheval bien dressé

On dresse un poulain, Monsieur, mais un cheval, on le met.

Le commandant Gardefort, dans Milady

Une opinion semble répandue ces derniers temps: un cheval bien dressé serait un cheval qui gagne, ou du moins qui réussit bien, en concours de dressage.

Une telle opinion, même si elle est excusable chez ceux qui se laissent berner par la proximité terminologique, n'en est pas moins extrêmement fallacieuse à mon avis. Il serait facile mais fastidieux d'énumérer les raisons qui font des concours de dressage de très mauvais tests de ce que devrait être un cheval bien dressé; mais un tel exercice serait surtout critique et ici je souhaite proposer une vision positive et envisager ce que je crois être une vraie caractérisation de ce qui est correct en équitation.

Le bon sens, quelques souvenirs ainsi que les témoignages des grands auteurs nous aideront dans cette tâche.

Et comment ne pas commencer par La Guérinière, qui offre la définition suivante:

ÊTRE DANS LA MAIN ET DANS LES TALONS ; c'est la qualité que l'on donne à un Cheval parfaitement dressé, qui suit la main, fuit les jambes & les éperons avec liberté & obéissance, soit en avant ou en arrière, dans une place, de côté sur un talon & sur l'autre, & qui souffre les jambes et même les éperons sans se traverser, ni déplacer la tête. Si l'on trouvait aujourd'hui un pareil Cheval, on pourrait, sans témérité, lui donner le nom de Phénix. » (École de Cavalerie, partie II, chapitre 4)

Le général Faverot de Kerbrech donne une version qui n'est pas très différente de ce qu'est un cheval bien mis:

Tout cheval de selle doit en effet être rendu facile et agréable à monter, régulier dans ses allures, docile, franc, et aussi brillant que le comporte son ensemble.

Or pour qu'il soit «facile et agréable à monter, régulier dans ses allures», il faut qu'il soit bien équilibré, c'est-à-dire léger à la main et aux jambes, droit d'épaules et de hanches, avec la tête constamment fixe et placée, et qu'il conserve de lui-même son équilibre sans le secours des aides. Pour qu'il soit «docile, franc», il faut que toute défense, toute résistance instinctive ou volontaire ait disparu, ou puisse dès qu'elle reparaît, être aussitôt détruite. Enfin, pour qu'il soit «aussi brillant que le comporte son ensemble», il faut qu'on puisse à volonté l'asseoir, grandir ses mouvements, et relever ses allures. (Dressage méthodique du cheval de selle, pp. 13-14)

Voilà qui est clair et plutôt simple de conception, dans les deux cas. Mais derrière cette simplicité, que d'exigences! On comprend que La Guérinière ait cru bon de préciser qu'un cheval aussi bien dressé ne se rencontre pas souvent, et on apprécie sa modestie.

On note que quand il évoque les allures du cheval, Faverot se réfère au brillant et parle de la possibilité de les relever à volonté. Ces définitions ne se réfèrent pas à des exercices à exécuter ou à enchaîner, elles mettent l'accent sur la disponibilité du cheval. On est loin du dressage dont on mesurerait la qualité par le nombre d'airs de haute-école que le cheval exécute, façon duel entre Saint-Phalle et Fillis!

Côté témoignages, voici d'abord quelques impressions personnelles. Les chevaux que j'ai eu l'occasion de rencontrer et qui m'ont paru pouvoir être qualifiés de dressés (au manège de Nuno Oliveira notamment) étaient capables de faire pas mal de choses toutes simples mais essentielles en plus des exercices de manège, et en particulier de transporter leurs cavaliers d'un endroit à un autre sans états d'âme particuliers. En aucune manière leur dressage n'avait altéré les aptitudes de base de ces chevaux; c'est là une première remarque de bon sens: en équitation comme ailleurs, qui peut le plus peut le moins, et si on observe des cas contraires il faut se méfier ou à tout le moins s'interroger. Le fameux Granat, vainqueur avec Christine Stuckelberger de tant de grands prix en dressage dans les années 1970, pouvait-il être considéré comme dressé, alors qu'il fallait un aide à pied le tenant pour le faire entrer sur le rectangle?

Un cheval bien dressé est aussi, et c'est un prolongement de ce qui vient d'être dit, un cheval que tout le monde (c'est-à-dire tout cavalier ayant un minimum de pratique) peut monter sans risque d'abîmer son dressage, et bien évidemment sans danger. Le bon dressage doit être robuste. Bien sûr un cavalier malhabile pourra toujours détricoter le dressage s'il ne respecte pas le travail initial, s'il cherche à modifier les aides apprises par le cheval ou à lui apprendre de nouvelles choses d'une manière incompatible avec le dressage déjà réalisé; aussi quand je parle de «dressage robuste» je veux dire que si le cheval est monté en suivant les indications de celui qui l'a dressé (quelles sont les aides du changement de pied pour ce cheval, par exemple) il n'oubliera pas ce qui lui a été enseigné. La carrière d'Oliveira a consisté largement à dresser des chevaux pour d'autres qui les destinaient à la chasse, à la tauromachie, à l'obstacle et aussi à la haute école bien sûr. Ses propres chevaux ne représentaient qu'une partie de son travail; pourtant tous étaient travaillés de la même manière même s'ils n'étaient pas amenés tous aux mêmes sommets.

Si maintenant on pense au cheval bien dressé dans un sens savant, celui de l'équitation académique ou de haute-école, en plus de toutes les qualités précédentes il doit évidemment exécuter les airs qu'il a appris à la demande, sans hésitation ni blocage d'aucune sorte. Ce n'est pas la même chose que de «dérouler» une reprise répétée jusqu'à une totale mécanisation, il faut le noter. Le cheval mis «au bouton», comme disaient les anciens (se référant au bouton des rênes), est capable de répondre à des demandes imprévues de son cavalier, et doit être prêt à le faire sans perdre sa sérénité. Voici un exemple de ce que cela signifie.

Dans la préface qu'il écrivit il y a plus de trente ans aux Souvenirs de Nuno Oliveira (édition portugaise), Fernando d'Andrade raconte la visite d'un écuyer espagnol d'expérience chez Oliveira encore jeune, qui lui présente le répertoire du fameux Garoto. Nullement impressionné, l'espagnol déclare que les chevaux peuvent apprendre beaucoup de choses par routine et répétition, «il n'y a pas de mérite équestre là-dedans». Andrade décide alors de demander à son ami Nuno d'exécuter certains airs selon sa fantaisie (à lui Andrade), comme des changements de pied de toute sorte à la demande, des appuyers et pirouettes au galop en changeant de pied au temps (!!), diverses transitions piaffer-passage ou piaffer-galop. Comme tout cela était exécuté de manière coulante et dans la décontraction, l'espagnol finit par reconnaître qu'il s'agissait vraiment d'un cheval dressé. (Le livre de Marion Scali consacré à Oliveira contient une traduction française de cette anecdote).

Voilà ce à quoi nous devons tendre dans nos tentatives de dressage: avoir des chevaux qui ont bien assimilé certaines leçons et sont capables de les «réciter» facilement, sans mécanisation mais de bon cœur, tout simplement parce qu'elles sont devenues leur seconde nature, qu'elles ne sont pas des corps étrangers dans leur psychisme.

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Auteur: Jean Magnan de Bornier

Created: 2018-09-02 dim. 07:12

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